"Reprise" - août 2009...à Montreuil-sous-Bois

Kamo, Le Batz, août 2009

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Mercredi 8 juillet 2009. L’expulsion d’un lieu occupé depuis plus de six mois, situé sur la place du plus grand marché de Montreuil, à Croix de Chavaux, a eu lieu le matin même. C’est le RAID, brigade d’intervention spécialisée dans la grande criminalité et le terrorisme qui est intervenue. Tout s’est terminé assez vite : quelques coups aux occupants, pas de rassemblement pendant l’intervention ni après. L’après-midi qui suit est l’occasion de préparer une sorte de réponse à l’expulsion. On prépare des gnocchis pour un grand banquet au début de la rue piétonne de Croix de Chavaux, on écrit un tract pour parler de ce qui a eu lieu, on imagine, pour le soir, de retourner devant la Clinique, histoire de dire qu’on ne peut nous effacer comme ça. Ce “on” n’est pas très mystérieux : des gens qui traînaient à la Clinique, des gens soucieux de combattre les expulsions de logements, des gens attachés à la création d’espaces dans lesquels peuvent se construire des solidarités qui vont à rebours du “chacun sa merde”, qui s’opposent donc à ces logiques qui veulent que l’on soit trop souvent seul.e.s et démuni.e.s face à la galère, face aux administrations, face aux proprios, face aux flics.
Être là ce soir-là, c’était se montrer solidaire de ce type d’initiative, démontrer que cela ne peut s’écraser à coups d’expulsion. On ne nous disperse pas comme ça. Même si on nous enlève nos lieux, il nous reste la rue. De toute façon, participer à l’aventure de la Clinique, c’était donner à la rue un lieu un peu protégé, hors de la circulation, un lieu qui permettrait de repousser un peu la gestion policière et marchande. Car, pour nous, c’est la rue qui manque aujourd’hui. La rue où, à l’air libre, on peut discuter de ce qui nous arrive chez nous, sur nos lieux de travail, là où on obtient nos revenus. C’est la rue qui manque, comme lieu où l’on peut traîner, discuter avec les gens qui passent, où l’on ne demande ni d’avoir de l’argent, ni d’avoir des papiers, où l’on ne demande pas de justifier de son droit à être ici, où l’on n’a pas besoin d’être autorisé.e.
C’est de cette rue-là dont nous voulions montrer la possibilité ce soir-là. Cette rue-là, nous savons qu’elle est détestée par beaucoup. Au fond, nous n’avons pas été étonné.e.s que les flics interviennent, ni que le tenancier d’un bar repousse un bout de cette rue-là dans les bras des flics.
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Nous n’avons pas été étonné.e.s que les flics interviennent. D’abord, parce qu’ils étaient là depuis le début de cette soirée, dans des camions non loin. Ils s’attendaient, au commissariat, à la préfecture, à une réponse. En l’occurence à une “tentative de reprise de la Clinique”, comme l’a dit la préfecture pour justifier son intervention du soir. Ensuite, parce que nous occupions la rue sans autorisation. Les banderoles accrochées à l’entrée de la rue piétonne, les tables de gnocchis, les brûleurs à gaz pour les cuisiner, l’installation sonore et puis cette cinquantaine de personnes un peu bruyantes, qui buvaient quelques bières, cela fait partie de ces situations de désordre que n’importe quel flic pourrait juger “à risque”. Enfin, parce qu’on sentait la tension. Le matin même, le commissaire cherchait l’outrage afin d’embarquer pour une “bonne raison” au moins l’un des occupants. Surtout, nous savions bien, par de multiples signes, que les flics de Montreuil voyaient depuis longtemps ce lieu (et ses occupants) comme une anomalie, comme une limite à leur toute-puissance, comme un déshonneur ou une insulte. Pour eux, elle était bien étrange, l’impunité de la Clinique. Visiblement, ses occupants n’avaient pas les moyens de faire tous ces travaux, ni de faire d’aussi grosses bouffes gratuites. Il devait bien y avoir quelque chose d’occulte là-dedans, et de pas très légal. De plus, il leur était difficile d’y entrer, non seulement matériellement par un système de barricadage, mais aussi légalement, par une vieille loi qui édicte l’inviolabilité du domicile, loi qui doit leur sembler bien dépassée, à l’heure des contrôles, des rafles, des humiliations et des fouilles à nu systématiques. Enfin, ils savaient bien qu’un certain nombre d’actes, à la limite du punissable et du non-punissable venaient de là : de l’affichage sauvage, des occupations, des mini-manifs, des tags. Ils pouvaient interpréter presque l’ensemble de l’existence de la Clinique et de ce qui en partait comme une manière de les narguer : car ils voyaient bien l’hostilité et l’illégalité, mais ils ne savaient pas par quel bout l’attaquer. Ce soir-là, ils espéraient que cette limite, bien fine, à partir de laquelle ils peuvent se lâcher soit franchie. Qu’elle soit franchie pour qu’ils nettoient leur ville de cet affront.
Ils étaient à cran, ce soir-là, et ils ont tiré à la tête. Sur cinq têtes, ne réussissant finalement qu’à défoncer la gueule d’un seul d’entre nous. Le flashball, précisent
les flics, se prête mal à une bonne visée. Ils le disent pour se dédouaner, mais nous pouvons aussi bien renverser l’argument : ils voulaient défoncer toutes les gueules, mais n’en ont eu qu’une. Dans ce fait-là, nous ne pouvons voir une bavure. Il s’agissait d’une décision. Décision venue d’en haut : empêcher-les, quoiqu’il arrive, de reprendre la Clinique. Décision politique, peut-être liée à l’influence des flics anti-terroristes, qui savent que, dans ce lieu notamment, s’est jouée la solidarité avec les inculpé.e.s de la “mouvance anarcho-autonome”. Décision d’ordre public, car ce lieu, au centre de la ville, était facteur de désordre, troublait, ne serait-ce que symboliquement, l’image d’une ville sans contradiction, consensuelle. Et cette décision a plu aux exécutants, ils y ont mis tout leur coeur, toute leur rancoeur. Que c’était bon, pour eux, de jouer au balltrap contre cette bande de branleurs avec l’aval — peut-être à demi-mot — de la hiérarchie.
Pour nous, ce fut d’abord la surprise, puis l’horreur. Nous avons été étonné.e.s que les flics interviennent de cette manière-là. D’habitude, en situation de tension avec nous, ils peuvent sortir les gazs, les flashballs, faire quelques arrestations, donner quelques coups. Mais cela faisait un certain temps que cela n’était pas arrivé, ils jouaient plutôt la contention molle. Et là, ils voulaient clairement nous défoncer, pas seulement faire des arrestations au hasard, pour rien ou des broutilles. Le visage de Jo en sang, les autres blessés à la clavicule, au front, à l’épaule et au thorax nous ont montré qu’ils passaient d’un coup à la vitesse supérieure. Nous arracher des bouts, nous mutiler, nous détruire. Pas simplement nous empêcher d’être là.
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Le scandale est vite monté, on a plus entendu parler de ce coup de flashball dans la gueule que dans pleins d’autres cas. L’ambiguïté de la notion “d’arme non-létale” et l’usage du flashball ne sont pas encore tout à fait acceptés, les journalistes, comme les politiciens, le savent. Il y a matière à articles et à positionnements politiques, surtout dans cette période faite de peu d’évènements du début du mois de juillet. Mais, ce qu’il y avait de plus, dans cette histoire-là, c’était que les “victimes” parlaient beaucoup. Il y a eu des communiqués, des pétitions. On entendait des voix qui parlaient, et pas seulement des pleurs. Et des voix acceptables, des voix du milieu culturel, des voix qui “savent ce qu’elles disent”, des voix autorisées. Cela sonnait juste, car il n’y avait pas besoin de trouver quelqu’un qui parlerait “à la place de”, une sorte d’expert dans la représentation des victimes. C’étaient les bonnes personnes qui tenaient le crachoir.
Que l’on ne se méprenne pas : le problème n’est pas que cela ait pu se transformer en un gros scandale, mais que toutes les autres histoires de flashballs n’aient pas pu le devenir. Il faudrait qu’à chaque coup fortement porté nous puissions tous être à la hauteur, de façon à inverser la tendance. Chacunes des occasions où l’on peut désarmer les flics, limiter leur toute-puissance sont à saisir. Mais peut-être faut-il penser la manière. Un mouvement contre les flahballs ne peut être intéressant que s’il permet de faire surgir des voix que l’on n’entend jamais et des récits qui ne nous sont jamais faits. Un mouvement contre les flahballs ne peut être intéressant que s’il est l’occasion pour pleins de gens de se rencontrer, de réfléchir et d’agir, ensemble ou séparés, pour contrer les pratiques policières. Le terrain est à reprendre partout à la police. Et le mieux serait, disons-le une fois de plus, que ce ne soit pas une lutte par délégation, une lutte menée par des spécialistes. Ce sont des communautés entières qui sont concernées, et c’est à elle d’effectuer cet effort. Plutôt que de chercher l’efficacité immédiate et de parler au coeur de “l’émotion médiatique”, il vaudrait mieux prendre le temps de réfléchir comment nous voulons arriver à ce but. Le problème n’est pas dans le fait de parler à ce moment-là — même si, alors, on doit forcer à ce que notre parole soit parfaitement retranscrite. Il est dans l’articulation entre ces moments d’énonciation et une activité quotidienne qui permet de multiplier les sujets d’énonciation et de toujours en raconter plus sur le réel, tel qu’il se vit sous la forme de petits bouts.
Reste que, pour nous, ce scandale de l’usage du flashball n’est pas vraiment le nôtre. Même si le flashball a quelques atouts terribles (comme celui d’empêcher — ou presque — de reconnaître le tireur), les flics auraient pu nous défoncer de pleins de manières différentes. À coups de bottes ou de tonfas par exemple. Ils auraient aussi pu, plus simplement, sortir leurs flingues. Ce n’est pas le fait qu’ils aient des flahballs qui a provoqué ce qui est arrivé. Mais le fait que les flics existent, qu’ils interviennent et qu’ils veuillent nous faire très mal. Finissons-en avec les flahballs, d’accord. Mais que ce combat s’en prenne surtout aux rôles de la police et à ce qui lui permet d’exister. C’est ceci le scandale permanent. Dans cette histoire, comme dans bien d’autres.
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Le geste qui a été le nôtre, en préparant la manifestation du 13 juillet, a été de replacer les tirs dans leur contexte. Ces tirs ne venaient pas de nulle part, ni d’une erreur, ni d’une dérive. Ils sont les fruits d’une situation de lutte où nous essayions de gagner de l’espace, de faire un peu d’air. Un peu d’air non-marchand et non-sécuritaire dans la Clinique. Un peu d’air pour celles et ceux qui galèraient pour leurs loyers et ne pouvaient ou ne voulaient plus remettre leurs vies dans les mains des gestionnaires de la misère. Un peu d’air pour les sans-papiers qui ne pouvaient plus se balader sans la peur au ventre. Pour faire un peu d’air, nous ne pouvions faire autrement que nous opposer aux flics. C’est eux, ne l’oublions pas, que l’on rencontre dès que l’on veut faire baisser la pression par soi-même, avec les moyens du bord, sans passer par quatre chemins. Nous ne voulons pas demander en essayant de faire que le plus de gens possible nous suivent dans notre demande. Nous préférons prendre les choses ensemble, puis faire respecter cette prise avec tous ceux et toutes celles qui en sont bien content.e.s. Par exemple, il était acquis, depuis deux ans, que nous pouvions faire des manifs non-déposées dans la ville. Reprendre la rue de la même manière le 13 juillet, après le coup de force du 8 nous semblait logique. Le 8 juillet nous avait appris que désormais ils étaient prêts à faire feu, alors nous avons pensé notre autodéfense. Nous espérions, tout simplement, que la manif du 13 juillet
soit pour pleins de gens l’occasion et d’exprimer leur refus du flashball et d’exprimer leur solidarité avec la démarche des gens qui fréquentaient la Clinique. Mais nous ne nous faisons pas d’illusion : pour beaucoup, il s’agissait surtout d’affirmer leur soutien à Jo, et c’était aussi un mélange de rage et d’amour qui nous animait, nous donnait de la force. “La démarche de la Clinique”, bien peu la connaissaient ou en étaient solidaire à Montreuil, autant ce jour-là qu’auparavant.
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La gestion policière fonctionne sur deux régimes. Une tension du quotidien et des moments de démonstration de force. Lorsqu’une cité commence à trop déconner, quand on sent que les contrôles d’identité ne suffisent plus, ce sont deux cents flics qui débarquent un matin, histoire de montrer qui tient le terrain. Il y a toute une économie de l’ordre public, une économie qui veut que la police puisse procéder autant par “gros coups” que par petites pichenettes quotidiennes. Ce qui s’est passé pour la Clinique ressemble à cela : alors que le conflit ressemblait à un sport de combat, avec des coups interdits et des coups permis, ils ont franchis la ligne, histoire de rappeler que ce sont eux qui édictent les règles. Toute la question, à présent, est de savoir comment nous pourrons reprendre du terrain, être dans la rue sans toujours avoir peur d’être blessé.e.s, bref, comment continuer.
À celles et ceux qui nous reprochent de nous retrouver dans une “guerre privée” avec la police, nous ne pouvons que répondre qu’il dépend de chacun de nous en sortir. Si ce soir-là, ils se sont mis à tirer, c’est aussi parce qu’ils ont vu que nous étions peu, qu’ils étaient même plus nombreux que nous. Une soixantaine de personnes, après l’expulsion d’un tel lieu, c’était bien dérisoire. Pas étonnant que ça vire au conflit de bandes. De leur point de vue, nous sommes isolé.e.s, repérables. Et même si ce n’est pas tout à fait vrai — tous ceux et toutes celles qui étaient là le 13 juillet le démontrent d’une certaine façon — cela n’en demeure pas moins vrai au quotidien. Nous ne nous cachons pas : une telle chose est impossible dans une si petite ville. Mais cela nous soumet aussi à un traitement pénible au jour le jour, avec les contrôles d’identité, les menaces, la peur des sirènes. Ça va quand même, on s’habitue, mais c’est relou. On ne peut pas dire que ça nous laisse beaucoup d’air, pour le coup. On aimerait bien être moins dans le viseur, moins fragiles, et on peut parier que cela ne viendra pas de lois meilleures ou d’une police républicaine, mais surtout du fait qu’on le sera moins seul.e.s.
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Il est amusant de jouer au grand jeu des catégories et des perceptions de la Clinique. Pour les punks à chien nous étions des bobos, pour les bobos nous étions des punks à chien ; pour les vieux nous étions des étudiant.e.s ; pour les travailleurs nous étions des glandeurs, etc. Nous étions toujours, nécessairement, différents, et toujours d’une catégorie. Les gens qui nous voulaient du bien disaient simplement que nous étions des “squatteurs”, comme si le fait de ne pas payer de loyer étaient le propre de tous les gens qui fréquentaient la Clinique, et que le fait de ne pas payer son logement te faisait devenir quelqu’un de profondément différent, relevant presque d’une nouvelle forme d’humanité.
Ce qui se joue dans ces catégorisations — au-delà de la blague — est presque toujours une manière de tenir à distance la réalité dont nous témoignons. En rattachant nos gestes, nos discours et nos attitudes à une catégorie, on procède à une opération simple : c’est parce qu’ils sont (par chance, par malchance, par choix, par nécessité) comme cela qu’ils agissent, qu’ils parlent, qu’ils se comportent comme cela. Nous serions seulement une catégorie de plus, fonctionnant d’une autre manière. Simplement comme un autre peuple, une autre culture. Manière toujours de neutraliser ce qu’une réalité humaine peut avoir de troublante, de perturbante. Parler des “squatteurs de la Clinique” a quelque chose de confortable : on désigne un lieu, un rapport spécifique à ce lieu (le mystérieux terme “squat”) et on peut s’entendre. La limite d’une telle qualification, valable à l’usage, c’est qu’elle fait abstraction de tous ceux et toutes celles qui fréquentaient la Clinique et ne faisaient pas que la consommer : illes y faisaient des choses, participaient à des collectifs, organisaient des événements, participaient au journal mural ou à d’autres choses. La Clinique, pour le dire autrement, était l’un des lieux d’un mouvement, et non ce mouvement lui-même. Et si, par la suite, on disait que c’étaient “les totos” ou les “anars” — ce qui correspond aux qualifications dont nous sommes affublé.e.s tant par les flics que par les politiciens — on enfermait encore ce mouvement. Certes, celles et ceux qui ont fréquenté la Clinique partagent divers refus, et notamment celui du contrôle auquel les vies de chacun et de chacune sont quotidiennement soumises (avec son lot de chantage, de racket, de violence et de cloisonnement des existences). Mais il n’y a pas de charte ou de catéchisme sur lequel tout le monde s’accorde. Pas plus qu’il y aurait je-ne-sais-quoi comme un goût partagé pour la violence. N’importe quelle personne qui fréquenterait un peu ces gens-là pourrait s’en apercevoir. Il n’y avait pas cette formalité que l’on retrouve dans bien d’autres espaces d’organisation, que ce soit les entreprises ou les partis.
Penser qu’avec la Clinique, il est question d’une catégorie, d’un collectif qui donnerait corps à une idée (l’anarchisme, l’autonomie, la “révolution”), à une catégorie plus ou moins “sociologique” (les bobos, les gens de la rue, les chômeurs, les punks à chien, les étudiant.e.s, les glandeurs) ou à un profil psychologique (les “oufs”, les militant.e.s, les violent.e.s), revient à refuser d’accepter que la réalité est faite de devenirs, de projets et de situations qui nous emportent, nous déplacent, et parfois nous changent. Autour de la Clinique se sont mêlées tout plein de “catégories” : des gens qui travaillent beaucoup, peu ou pas du tout, des étudiants et des gens qui n’ont pas leur bac, des gens que l’on pourrait considérer comme des “bobos”, des immigré.e.s avec ou sans papiers, des vieux, des jeunes, des violent.e.s, des pas violent.e.s, des homos, des hétéros. Il y avait ceux et celles qui étaient là très souvent, ceux et celles que l’on voyait moins.
Mais — et c’est là que commence à devenir croustillant — c’est rarement que chacun ne se comportait que selon sa propre catégorie. Chacun était plus ou moins affectés par les autres, par les diverses manières de dire, de faire, de parler. Il s’agissait, même si ce n’est pas si facile, de tenir compte de chacun.
Pas par des votes, mais par de longues discussions, par un côtoiement qu’on pouvait espérer quotidien. La Clinique, si l’on veut, était une machine à faire dysfonctionner les catégories : pas à les détruire, mais à les rendre plus poreuses, moins rigides, moins enfermantes. On ne posait pas d’équation catégorie/intérêt avec cette idée ensuite de construire une grosse catégorie avec un intérêt commun. C’est non seulement débile — qui voudrait opérer une telle géométrie des relations humaines ? — et appauvrissant : plutôt que de dire “nous sommes tous des prolétaires, ce dont nous avons besoin, c’est la révolution”, nous avons préféré (même s’il y a eu des hauts et des bas) voir ce que nous devenions ensemble et de partir, pour nous orienter, de ce dont nous avions besoin, de ce que nous voulions partager (entre nous et avec les autres), en essayant de ne pas prendre les gens autour de nous pour des imbéciles (eh oui, l’écoute, c’est toujours compliqué), et en évitant de se mettre dans la position des combattant.e.s qui sacrifieraient leurs vies pour la “Cause”. On ne peut pas dire que cela ait réussi, mais nous savons néanmoins qu’il y a là-dedans quelque chose de possible.
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Le problème n’est pas tellement de rassembler du monde, et du monde relevant de plein de catégories. On peut toujours faire des bouffes de quartier ou des grands concerts — et encore, ça ne rassemble pas tout le monde. Nous ne rêvons pas d’une bonne grosse masse rassemblée autour d’un même dénominateur commun, même s’il s’agit, par exemple, d’en finir avec la police, ou l’Etat, ou le Capital. Notre question, au quotidien, est celle du “comment ?”, et pas le “comment ?” de cette opération magique par laquelle tout le monde serait dans la rue. Plutôt le “comment ?” du “comment ça va ?”, le “comment ?” qui demande la qualité, la teneur. D’expérience, je sais que si je ne te parle qu’en tant que chômeur et que tu ne me réponds qu’en tant que caillera, on se dira à quel point chacun on est des victimes, on aura peut-être de la haine en commun, mais ce que nous ferons ensemble ne sera pas forcément bien. Le ressentiment, parmi tant d’autres sentiments, nous nuit plutôt qu’il nous renforce. Se poser la question du “comment ?”, c’est refuser d’aller trop vite, tout en espérant bien que, par ce détour, le réalité peut nous rattraper plus vite qu’on ne le croit. Et aller trop vite, c’est notamment croire dans les catégories, croire qu’elles fonctionnent, croire qu’on peut les activer, que, par exemple, on pourrait faire que les victimes se lèvent, ou les prolétaires, ou que sais-je encore. La politique, ce n’est pas de la technique, des messages, des informations. C’est de tous petits liens qui se travaillent, qu’on essaie chacun.e de faire grandir, de rendre un peu plus riches, un peu plus complexes ; c’est de multiples tentatives de faire émerger du commun avec d’autres, c’est-à-dire, justement de trouver un mode nouveau sur lequel justement on arrive à s’accorder, à se comprendre et à se dire qu’on peut faire un bout de chemin ensemble. La politique, en ce sens, est une affaire de patience, de soin, d’écoute et d’élaboration de paroles communes, d’une “traduction” sur laquelle on arrive à s’entendre sans perdre aucun morceau de sens. La politique, après, devient un art de se surprendre soi-même, de surprendre ses préjugés. S’il est un seul point sur lequel tous ceux et toutes celles qui ont participé à cette aventure collective dont la Clinique était seulement l’un des “pôles” peuvent s’accorder, c’est celui-là : nous avons tous été surpri.e.s de pouvoir la vivre ensemble, malgré cette diversité, justement, de catégories.
La police, entendue au sens large, est cet ensemble de dispositifs par lesquels on fait de l’ordre, par lesquels on construit de bonnes catégories bien étanches les unes aux autres, qui peuvent ainsi vivre les unes à côtés des autres sans qu’il n’y ait de frictions, ni de rencontres. Police scolaire, par exemple, qui enferme chacun.e dans ses talents, ses caractères, sa vie, sa réussite, son langage. Police de l’espace, qui tolère certaines choses, certaines personnes dans certains lieux mais les interdit dans d’autres. Police mentale, qui enferme chacun.e dans son monde, ses souffrances et son horizon. Cette police a pour fonction de nous empêcher de nous reconnaître, ou plutôt de reconnaître ce qu’il y a — ou ce qu’il peut se construire — de commun. Quand les flics enferment certaines cités dans un rapport d’humiliation permanente, cela n’a pas seulement un rôle répressif : il s’agit aussi d’empêcher ceux et celles qui le subissent de reconnaître leur communauté de condition avec nombre de celles et ceux qui vivent au-dehors. Quand les flics menacent sans cesse les sans-papiers, cela n’a pas seulement un rôle répressif : il s’agit de les laisser bien séparé.e.s du reste des habitants. Plus largement, nous vivons dans un monde où la principale police se fait par une gestion différentielle des différentes populations : certains verront toute leur vie des flics, des éducs, des assistants sociaux, d’autres jamais — et cela contribue, à l’intérieur même de la classe exploitée, à une terrible division en mondes.
S’il est une chose que cette réalité politique (dont la Clinique n’est que le sommet de l’iceberg) a essayé de construire, c’est un dépassement de cette division en mondes, à travers la construction d’espaces physiques de luttes et de rencontres. Car ce qui se cherche, c’est un monde qui tout à la fois s’oppose à cette police qui nous enferme dans nos mondes et soit habitable en commun.
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“Contre toutes les polices, organisons-nous.” Il ne faut pas voir, dans ce mot d’ordre, une simple injonction au combat, que ce soit contre le flicage dans la rue, au travail ou du côté des institutions sociales. On peut combattre tous ces flicages tout en restant soi-même bien enfermé, enfermé dans son conflit sans écouter les autres, enfermé dans ses objectifs sans tenir compte du fait que le monde est bien plus vaste. S’organiser contre toutes les polices ne peut se limiter à une simple logique d’autodéfense. Il y a aussi toute une série de gestes et d’attentions à trouver. Comment se parler et se comprendre, quand nos mots ne veulent pas dire les mêmes choses ? Comment prêter attention les un.e.s aux autres pour, au minimum, contrer cette logique qui veut qu’on cède aux psys, à l’école, le loisir de former les esprits et les manières de se concevoir ? Comment trouver les moyens pour que ce ne soit pas à chacun.e son taf, sa vie, sa merde, son histoire ? Comment élaborer une culture commune qui ne soit pas réduction des différences, mais enrichissement, émancipation collective ?
Ce sont toutes ces questions qu’il s’agit de se poser. S’organiser ne veut rien dire d’autre que se retourner, se regarder, se reconnaître, et commencer un bout de chemin ensemble.

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