"Parcours" - août 2008...à Montreuil-sous-Bois

Kamo, Pianceretto, Août 2008
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Plus d'un an. Voilà plus d'un an qu'a commencé notre petite histoire commune, dans cette ville, Montreuil, où nous nous retrouvons tous presque par hasard. Plus d'un an, mais pas ce temps d'une année qui vaut pour l'année scolaire ou l'année de taf, un temps qui s'est compressé, qui s'est allongé, qui s'est retrouvé à manquer, à fuir, à devoir être contré. De la latence, avec des moments de vide, de sentiment de pédaler pour rien, d'être comme un buldozer sur une surface plane. Et puis des accélérations où ça part dans tous les sens, parfois dans une certaine coordination, parfois dans le plus complet chaos. Au milieu de nos tempêtes à nous — arrestations, rafles, procès imminents — on se rappelle aussi des îlots : des après-midis de barbecues à discuter de tout et de rien, les cafés qui s'éternisent jusqu'à en avoir des palpitations, des soirées à la Dou où l'atmosphère ne cesse de changer. Îlots encore : quand d'un seul coup d'oeil on sait que l'autre éprouve le même plaisir, quand sur des sourires fuyants se dessinent de minuscules victoires. Îlots enfin : quand nous éprouvons ensemble que la sauce prend, que notre mélange, aussi de bric-et-de-broc soit-il, commence à se cristalliser en forme de vie qui nous ravit comme une belle image de nous-même. Petite histoire d'une communauté qui se cherche, qui veut se rêver, pouvoir se considérer avec la jouissance d'un inédit qui, sans être grandiose, a l'épaisseur d'une oeuvre.
Communauté. Gros mot dont les significations emmènent souvent vers des grillages et des fusions. Communauté du bled, village où tout le monde se connaît, où chacun sait qui fait quoi, où il faut demander des nouvelles de tous, lieu de l'accueil. Communauté de l'étouffement, où l'on est trop les uns sur les autres, entassés, trop collés ; à en avoir marre des mêmes visages, des habitudes, des discussions qui reviennent comme un disque rayé. Communauté de travail, qui nous rive à une temporalité, à des rythmes, des récurrences, des choses qui reviennent sans cesse. Et toujours, cette question : « et là, que suis-je en train de faire ? » Communauté de collègues — autant dire une camaraderie — où chacun ne vaut que pour autant qu'il peut faire quelque chose, n'être à la limite qu'un bras de plus, mais un bras sur lequel on peut compter. Communauté mécanique, dans laquelle, chacun, bien à sa place, assume son savoir-faire ; des gens pour assurer les arrières, d'autres pour rassurer, d'autres pour s'enthousiasmer, d'autres pour divaguer, d'autres pour rire, d'autres pour s'angoisser, d'autres pour aller parler, d'autres pour écrire d'autres pour fumer. Communauté organique, dans laquelle on se sent comme l'ultime capillarité d'un corps sans axe central, sans colonne vertébrale, où l'on sent tous les autres comme sous l'effet d'une même drogue, où l'on est parcouru par des vagues — vagues d'angoisse, de larmes, de joie, de rire — qui nous font mal, plaisir, nous retiennent. Communauté mystique, dans laquelle s'espère ensemble un bouleversement dont nul n'a les clefs ou la recette ; communauté quotidienne, dans laquelle s'éprouve la fragilité face à une oppression qui nous contraint à vivre dans la menace.
Groupe. Intérieur/extérieur : coupure trop nette. Il y a bien des volontés communes, certains rapports qui sont aimés par beaucoup, il y a bien des maisons, avec des paroles qui s'écoutent souvent, des ritualités réelles, des blagues qui reviennent. Il y a bien une « famille » qui se prononcerait avec l'accent marseillais. Une pseudo-famille donc, mais tout de même avec ses névroses, ces obsessions, ces rapports bien figés, ses secrets. On pourrait imager cela avec quelques cercles, eux-mêmes entourés de cercles, qui s'entrecroiseraient par moment. Plus on est proche du centre, plus on se sent à l'initiative, paveur de chemin. Plus on est à la périphérie, plus on se demande comment ça marche, où se trouve le centre, qui commence. De l'intérieur à l'extérieur, il faudrait imaginer une gradation qui abolirait l'existence de la porte : on sait qu'on est à l'intérieur ou à l'extérieur, mais on ne sait pas comment on est rentré, ni comment on est sorti. Car il faut bien voir encore une chose : parfois le groupe se fait sans soi sans que l'on s'en aperçoive : tout d'un coup un groupe est là, et l'on ne sait plus où l'on est, soi : dedans ou dehors. À laisser filer, on se retrouve à côté, mais quelque chose est encore là pour nous y rattacher, comme s'il y avait toujours un filet dérivant, derrière le bateau, pour embarquer les autres. Intérieur/extérieur. Division difficile pour ce qui ressemble à un ensemble qui ne cesse de grandir par multiplication des rencontres et des connaissances, sans que l'on puisse déterminer avec assurance où se trouve le centre, puisqu'il ne cesse lui-même de se déplacer. On pourrait certes penser à certaines figures, mais l'on sait que c'est aussi vrai que faux.

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Plus d'un an. Voilà plus d'un an que nous essayons, à plusieurs, de savoir ce que veut dire faire de la politique à l'échelle d'une ville. On se moque de certains qui n'ont plus que Montreuil dans la bouche : Montreuil comme « secteur », Montreuil comme zone d'opération. Montreuil avec son commissariat devant lequel nous ne pouvons que passer, et dont nous ne pouvons oublier les sirènes. Montreuil avec toujours ses mêmes rues, ses mêmes parcs, son même marché, ses mêmes grecs. Sortir du métro dans les escaliers roulant, au milieu des anonymes de toutes les origines. Se sentir définitivement blanc, africain, rebeu, avec tout ce qui va avec. De méprise, de solidarité, de drague, de sourire, de rejet. La gueule comme principale classification. Avec ses avantages, ses inconvénients. En tant que blanc, je m'y sens toujours comme un intrus. Suspect d'être le bobo de service, celui qui envahit la ville, colore les appartements et blanchit les trottoirs, le petit bourge qui encadre ou se trouve dans le faux paradis de la vie étudiante. Pas un immigré, pauvre certifié d'origine, qui bosse et souffre d'un salaire minable, prend le bus pour monter vers les hauteurs de la ville — le vrai montreuillois, pour beaucoup. Mais même celui-là se sent comme un intrus, dans une ville qu'il n'a pas voulue. Montreuil ville d'intrus où personne ne se sent vraiment à sa place. Montreuil ville triste où l'architecture fait peine à voir, ville maussade, dépressive, dans laquelle les regards ne se croisent jamais, par peur de l'embrouille, de la drague, par peur tout court.
Montreuil que nous essayons tout de même de pouvoir aimer. Quand nous nous balladons, attentifs à ce que disent les murs, à ce que disent les gens, attentifs à toutes ses petites façons de se saluer, de bavarder, de passer du temps ensemble, de s'embrouiller. Attentif à ce qui existe encore comme vie de la rue, vie de l'espace public. Montreuil a aussi ses plis, ses trous, ses terrains vagues : elle est moche comme une ville de banlieue, mais elle a l'avantage des décharges : on y trouve parfois de belles choses, perdues au milieu de la merde. Sur un visage, on perçoit une triste dignité, affaiblie par l'âge et les coups reçus ; ou bien c'est un regard qui voit à travers les barres et les mesquineries pavillonnaires, cherchant désesperemment un autre horizon que le smog parisien. Au détour d'une rue, au fond d'une impasse, après avoir passé un camp de gitan, on débarque au milieu d'une jachère silencieuse, avec de la ferraille, du béton, des mauvaises herbes qui se déclinent doucement. Au milieu d'une cité, ou d'une rangée de maison, on entre dans les foyers dans lesquels se dessine une vie collective un peu graisseuse, poussièreuse, télévisée, entassée, fataliste, mais malgré tout farouchement blédarde, comme si restait de l'utopie au fond des coeurs. Pour contrer la dureté de la ville, nous devons retravailler nos regards, changer la focale, apprendre à aimer les teintes de la rouille et les usures du béton, les mauvaises herbes, les trottoirs usés, les bidouillages, les combines, les kebabs à la sauce sucrée, les délabrements, les fissures, les attentes dans les bureaux de poste, les marches de la mairie, les glaces Martinez. Amour toujours un peu forcé pour quiconque a été voir ailleurs. Amour en même temps nécessaire dans un temps comme le nôtre où l'on recouvre tout de laque, où l'espace ne cesse de s'homogénéiser, où l'uniformisation ne cesse d'avancer.
Se laisser prendre par l'esthétique sauvage de la banlieue, d'un côté ; de l'autre forcer l'existence de ce qui troue la géographie des cartes et creuse des galeries, obligeant à tenir compte de la profondeur. Tenir à Montreuil force à prêter attention à tout ce qui peut se nouer dans les espaces qui existent et aller jusqu'au bout de ce qu'ils peuvent apporter. Cette année, ça a été Villiers-Barbusse, le Huit-Bar, le marché, la maison ouverte, la Pêche, les foyers, certaines rues. Espaces a priori contrôlés, tramés par les logiques marchandes, associatives, artistiques, urbanistiques, mais toutefois laissant place à des initiatives qui les débordent, les défonctionnalisent, les dérèglent. Expériences qui témoignent d'une rigidité friable, missible, qui se laisse un peu faire. Nous n'avons pas cessé de détourner cette année, au point d'avoir à présent une belle géographie intime.
Politique territorialisée : politique qui prend pour point de départ et pour point d'arrivée l'existence d'un territoire. Celui-ci est tout à la fois déjà-là, mais à explorer, et à inventer, à faire exister. Nous avons postulé l'existence de Montreuil en tant que terrain de lutte et nous avons fini par le trouver. La question sans réponse est : ce territoire préexistait-il ?

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En suspens — durer — avancer. Difficile de dire où nous en sommes. Exténués par un outil d'urgence, fragiles dans nos lieux, blessés par la police, nous sommes faibles, un peu rompus, sur un fil. La logique du face-à-face et la volonté de ne pas laisser passer ont ces désavantages. Vivre avec l'urgence, c'est risquer d'en finir par mettre en place des procédures, par faire du dossier et devenir des camarades, là où, justement c'est en ne laissant rien de côté — ni nos envies, nos amours, ni la singularité de nos rapports, ni la situation telle qu'elle se présente précisément à ce moment-là — que nous faisons notre politique.
Dans tous les sens ça parle de bled, de campagne, de soin, ça parle de besoin de parler d'intimité, ça parle de besoin de choses qui pourrait durer. Ça parle en somme de soucis qui s'oublient, tandis que l'activité politique se fait presque travail. On voit apparaître du manque, du manque d'air, de forêt, de mer, du manque d'attention, du manque d'un monde perdu, du manque de sol, du manque d'amour. Rien, à partir de là, que nous puissions résoudre comme ça, à travers des « solutions ». Je ne sais pas, en effet, si le potager ou des séances « d'interrogation de nos rapports amoureux », par exemple, pourrait « résoudre » tout cela. Les ersatzs sont pleins d'insuffisances. Les « manques », les « besoins », contrairement à ce qu'on pourrait penser, ne sont jamais existant en tant qu'entités bien délimitées : ils sont plutôt comme les symptômes confusément perçus de disconvenances plus profondes. Le bled, la campagne n'ont pas seulement à voir avec une matérialité, une météo, une esthétique. Ce sont également des horizons qui appellent le souci de temporalités longues, de possibilités de faire pousser, que ce soit des enfants ou des plantes ; ce sont aussi des manières d'affirmer que nous voulons cesser d'être des étrangers là où nous nous trouvons. Questionner les rapports entre les genres, penser le souci des autres et de soi n'est pas affaire de (dé)construction d'attentions, ça a à voir avec une manière de se passer les uns à côté des autres et de se dire mutuellement, comme un besoin d'une communauté cherchant son propre dépassement.
La difficulté est de ne pas se prendre comme objet, de ne pas se retourner sur soi comme un objet qu'on ausculte. Ou plutôt : saisir ce que veut dire avoir affaire à un sujet, c'est-à-dire un être traversé par des tensions, des noeuds qui tordent, des projectualités, des lignes de force et de faiblesse ; et corrélativement, avoir la volonté et la patience de laisser venir ce qui peut ronger ou faire jouir. Le communisme, loin d'être un moment final, est plutôt du côté de relancer, de faire rejaillir ce que laisse enclos, enfermé, névrotique les logiques d'oppression et de domination.
À bien y regarder, on ne peut qu'être étonné de la gueule de ce que nous faisons — foncièrement batard — et de l'étrange composition que nous formons. Parfois je me dis que ça ne tient pas ; parfois j'y sens comme la matrice d'un Montreuil que justement nous pourrions aimer, sorte de sculpture baroque, dont les habitudes n'ont plus d'origine, dont les portes savent s'ouvrir et se fermer aux bons instants, dont les enfants, étrangers parmi les étrangers, apprécient l'exil commun comme un voyage.

4

Sans bled,
c'est-à-dire sans lieu d'origine,
de retour,
de destination,

Avec bled,
c'est-à-dire avec mes demi-paradis,
mes durées joyeuses,
mes attaches qui me retiennent, exigent
Je voudrais imaginer la naissance
d'une façon de faire croître des rapports
et d'enchanter des lieux
d'une façon de se répandre
et de tenir les uns aux autres

et ainsi faire de cette ville dont le nom me sort par les oreilles
une vaste communauté politique
dont nul n'ignore les tensions, les partages
une vaste communauté politique
qui se sait devoir douloureusement choisir entre des bleds et un anti-bled
entre nos mondes, de solidarité, d'entraide, de partage
faits de débrouilles, de chaises dans la rue et d'hostilité à ce qui réprime
et l'autre, fait de frime, de regards qui se détournent, de travail étourdissant.
Il s'agira toujours de faire avec des impossibilités

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