Comme on fait son pain…Autonome matériellement, libre politiquement

Offensive Libertaire et Sociale n°22 - Dossier "Nous voulons la terre"

Un groupe d’une dizaine de personnes s’est installé depuis deux ans sur le plateau de Millevaches (Limousin), à la ferme de Bellevue, dans la commune de Faux-la-Montagne. Pratiquant une activité agricole pour leur propre consommation, fabriquant du pain qu’ils échangent, ce groupe recherche un maximum d’autonomie. Non pour s’enfermer sur lui-même, mais pour établir avec les autres des relations qui ne passent pas par ces éléments sur lesquels nous n’avons guère de prise : l’État ou le marché.

Cet été, la ferme de Bellevue accueillait une partie de la conférence européenne de l’Action mondiale des peuples. Le thème de la rencontre tournait autour de la question de l’autonomie. Explications par deux membres du groupe, Camille Madelain et Loïc Bielmann parues dans IPNS n°17, automne 2006
[1].

Pourquoi cette volonté d’autonomie matérielle ?

L’autonomie politique, entendue comme capacité à décider en connaissance de cause des règles et des institutions nécessaires à la vie à plusieurs – que ce soit au sein d’un collectif, d’une communauté, d’un ensemble de communautés, d’une région… – n’est pas grand-chose sans autonomie matérielle. Quelle maîtrise de nos vies si, pour la nourriture, la santé, le logement, etc., nous avons recours au marché ou à l’État ? Autrement posée, l’autonomie politique a-t-elle un sens sans autonomie matérielle ?

Qu’entendez-vous pas « autonomie matérielle » ?
L’autonomie matérielle, c’est l’état dans lequel une personne, une famille, un collectif, une communauté… peut satisfaire ses besoins matériels avec le minimum de contraintes imposées par l’extérieur, ou encore, leur capacité à pouvoir choisir les contraintes associées à la satisfaction de leurs besoins matériels. L’identification et le choix de ces contraintes sont inséparables d’une vision du monde. Pour nous, il s’agit autant de limiter nos dépendances à l’égard de telle ou telle source de biens matériels (État, marché, etc.) que de construire un monde différent avec ses relations, ses outils, ses fonctionnements collectifs, etc. L’idée sous-jacente est bien que les formes de production, de propriété, d’échange et de consommation ne sont pas neutres, mais produisent en partie la société. Autrement dit, au matériel est liée l’immatériel, le social.

Pour vous, la question de l’autonomie matérielle (produire sa nourriture, répondre à ses besoins en matériaux, transports, etc., dans un cercle réduit et maîtrisable) dépasse donc la réponse à vos seuls besoins ?
En effet, au-delà de la satisfaction de nos besoins matériels, il s’agit aussi de la satisfaction des besoins matériels des autres. Ou comment une personne, un collectif, une communauté… décide de participer à la satisfaction des besoins matériels d’autres personnes. La question étant alors de savoir quelles sont ces autres personnes : voisins et voisines, amis et amies, parents, clients et clientes… D’une manière générale, avec qui et comment voulons-nous nous lier matériellement ? De qui voulons-nous dépendre, par défaut (le moins pire) ou par enthousiasme (être en situation d’interdépendance avec des personnes que l’on aime, que l’on estime) ? En règle générale, ce ne sont pas des questions que l’on a l’occasion de se poser dans notre société.

Concrètement sur votre lieu de vie (la ferme de Bellevue), qu’avez-vous entrepris dans cette optique ?
Nous avons pratiqué différents modes d’échange, notamment au travers de la fournée de pain que nous faisons tous les dimanches ou de coups de main pour des gardes d’enfants, faire les foins, poser du carrelage, etc. Il y a des personnes à qui nous avons pu tour à tour vendre, puis troquer, et parfois donner du pain. Des familles desquelles nous avons accepté le paiement de la garde des enfants, puis l’échange du même service, enfin des gardes que nous faisons sans réciprocité apparente. Il y a des entreprises auxquelles nous demandons des produits en échange de coups de main, d’autres à qui nous achetons mais avec lesquelles nous aimerions plutôt échanger, etc.

Pourquoi êtes-vous si attaché-e-s à avoir une production matérielle localement utile ?
Il s’agit de prendre notre part dans la production matérielle, de ne pas laisser les travaux pénibles à celles et ceux qui n’ont pas eu le choix (ouvriers agricoles d’ici et surtout d’ailleurs), de ne pas vivre sur l’activité d’autres personnes comme c’est le cas de nombreux salariés associatifs qui ne seraient rien sans les « artistes » qu’ils font « tourner », les « porteurs de projets » qu’ils « accompagnent », les « jeunes » qu’ils « mettent en réseau », les « gens » qu’ils médiatisent. C’est être à la source. Se sentir lié à la matière, participer à toute la chaîne de production (de la graine à la conserve, du tronc à la maison, de la mise bas au fromage) pour donner sens et accomplir des tâches variées et nourrissantes.
C’est aussi participer, prendre part à l’organisation de la production au niveau local et agir sur les échanges et la consommation locale. C’est encore obtenir une reconnaissance sociale.
Il y a enfin du sens à produire chez nous, pour que tout ne vienne pas d’ailleurs, pour que nous rétablissions le lien entre ce que nous mangeons, la maison dans laquelle nous vivons et celles et ceux qui ont cultivé les légumes, ont fabriqué les matériaux de construction.
Cela pour que le plateau ne devienne pas une réserve de nature dont les chambres d’hôte et autres gîtes ruraux permettent aux travailleurs de la ville de venir y reconstituer leur force de travail. Ceux-ci ne verront pas les maisons de retraite, les instituts médico-éducatifs et autres foyers occupationnels médicalisés qui cachent les « improductifs », les « invalides » rejetés de leurs familles, de leurs quartiers, de leurs hameaux. Une infime partie de ce qui est consommé ici y est produit. L’agriculture produit bien des bovins de qualité mais pour être envoyés à l’engraissement en Italie. Les exploitations s’agrandissent, les sols s’appauvrissent.

Ici, sur le plateau, vous sentez-vous seul-e-s dans cette recherche ?
Non, nous avons constaté qu’il existait déjà des choses, des expériences qui, d’une manière ou d’une autre, pouvaient rejoindre nos préoccupations. Coopérative d’achat, circuits courts, autoconstruction, médias alternatifs, agriculture biodynamique, scierie coopérative, trocs en tout genre… existent autour de chez nous. Nous avons aussi pris connaissance du fonctionnement de la coopérative d’utilisation de matériel agricole, la Cuma Vivre dans la montagne limousine, de l’existence multiséculaire en Limousin des sectionnaux et des communaux, c’est-à-dire des terres gérées collectivement par les habitants d’un hameau ou d’un village. Nous avons encore assisté à la création à Eymoutiers de la société civile immobilière Chemin faisant, sorte d’outil d’accès au foncier et au bâti. Cet environnement a stimulé nos réflexions.

Vous parlez de communs ou de communaux à préserver ou à recréer pour désigner des biens collectifs qui appartiennent à tout le monde. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Les communes, ou communaux, sont des biens organisés et protégés en commun. Ils servent à combler des besoins sociaux par des moyens non-marchands. Ils permettent un accès direct à la richesse sociale sans le truchement des relations marchandes compétitives. Les communs sont nécessairement créés et portés par des communautés, c’est-à-dire des réseaux sociaux d’aide mutuelle, de solidarité et d’échange qui ne se réduisent pas aux formes marchandes.
Les formes de communs sont diverses et émergent souvent dans des luttes contre leur négation (privatisation, exploitation de l’environnement, etc.). Par exemple, autour de chez vous, nous pouvons transformer des biens privés en commun : bout de terrain pour jardin collectif, four à pain ouvert à tous, voitures partagées. La fontaine du village, où coule une eau de source, est un commun à préserver. Les sectionnaux sont des terres communes à tout un hameau.
Un commun n’a pas seulement une valeur parce qu’il rend des services à des individus, il a aussi une valeur parce qu’il concrétise et donne un fondement stable à une communauté au sein de laquelle les générations peuvent se succéder.

Mais un tel projet est-il réalisable à très petite échelle ? Ne faut-ils pas qu’il réunisse des personnes au-delà d’un groupe de « convaincu-e-s » comme le vôtre ?
Pour organiser l’utilisation et la protection d’un commun, nous devons rassembler les personnes susceptibles de participer à une communauté et définir des modes de participation et de prise de décision. Commun ne signifie pas « ouvert à tous », mais bien ouvert aux personnes qui se reconnaissent dans un projet, des valeurs ou un territoire commun, des personnes reliées. D’où nos réflexions ici : quels outils mettre en commun pour renforcer l’autonomie matérielle (jardins, pâturages, four, moulin, etc.) ? Et avec qui ? Tous les habitants du village ? Le réseau de celles et ceux qui partagent nos valeurs ? Il difficile de créer une communauté sur une seule base territoriale, mais cette base demeure essentielle.

[1] IPNS, Journal d’information et de débat du plateau de Millevaches.

A lire :
Henri Mendras, Voyage au pays de l’utopie rustique, Actes Sud, 1979.

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