"Pour une civilisation du noble geste"

Patrick Marcolini
Offensive Libertaire et Sociale n°22 - Dossier "Nous voulons la terre"

Les ravages du capitalisme industriel se sont étendus jusque dans les manières de faire et dans les manières de vivre qui faisaient un monde, celui des sociétés rurales. Sous quelle forme penser la réappropriation de la culture et des techniques qui manquent à notre autonomie ?

On ne soulignera jamais assez à quel point la paysannerie, en plus d’être une condition sociale, était un métier et un rapport au monde. Et combien l’on a perdu avec elle, en Occident, les gestes qui étaient garants de notre autonomie. Nous ne savons plus ce que signifie couper, sculpter, nouer, coudre… et peut-être même marcher, s’appuyer, soupeser, contempler, respirer. Avec le taylorisme et l’organisation scientifique du travail, la grande industrie s’est bâtie sur un réductionnisme des gestes. Elle a limité à l’extrême leur amplitude et leur variété, jusqu’à ce que l’on finisse par leur substituer de simples réflexes, là où ils avaient été informés par des millénaires d’expérience pratique, là où ils étaient le langage silencieux du corps au travail, le langage silencieux du savoir incorporé. Comme l’écrivait Adorno : « La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses »[1]. Alors que les produits de l’industrie n’exigent que des réactions aux stimulations qu’ils provoquent, le travail des hommes et femmes de la paysannerie, parce qu’il se faisait en rapport direct avec les matériaux bruts, au contact des quatre éléments, sollicitait de leur part un plein exercice des facultés corporelles. Ces éléments, ces matériaux, étaient ce qui résistait à leur prise, ce qui exigeait un déploiement de force et de finesse, un façonnement à main d’homme. C’était aussi ce qui donnait aux gestes artisans et paysans une épaisseur poétique. Parce qu’ils étaient placés sous le signe de l’effort, de la fatigue, et parce qu’ils estimaient en permanence la valeur de toute chose, il y avait en eux un sens de la lourdeur, du poids du monde.
Les hommes et les femmes amputés que sont les habitants des grandes villes ont non seulement perdu l’usage de ces gestes (comme on perd l’usage de ses membres), ils en ont perdu jusqu’au sens intime. Ils ignorent de quoi ils sont capables, et cette ignorance n’est pas pour rien dans leur dénuement spirituel, le sentiment d’absurdité qui les gagne souvent. Qui plus est, cette perte, ou plus exactement cette dépossession, implique leur dépendance totale vis-à-vis d’un système techno-industriel qui pourvoit à leur place à tous leurs besoins. Giono le faisait remarquer : « On emploie vingt hommes différents pour découper, battre, rouler et souder une boîte de fer-blanc. Et ces vingt hommes n’ont même pas de contact avec le fer-blanc ; ils ne savent faire que les gestes nécessaires pour décider une machine à agir à leur place. […] Hors de l’usine, à trois mètres de leur machine, ce sont des être inutiles. Si quelque catastrophe les privait de leurs béquilles techniques, ils mourraient de faim sans pouvoir assurer leur vie sur un monde fait pour la leur assurer »[2].
Sans même parler de catastrophe, la reconquête d’une autonomie passe donc aujourd’hui par la réappropriation des tours de main, des savoir-faire et des aptitudes qui ont été dispersés aux quatre vents avec la disparition de la civilisation paysanne. Mais elle passe aussi par une remise en cause de certains des modèles de pensée propres au mouvement libertaire, et qui pourraient constituer des obstacles sur la voie de cette réappropriation.

UNE CULTURE DE LA PAUVRETÉ

Ainsi par exemple la question de la pauvreté, étroitement dépendante de la question du travail manuel. « La culture paysanne est une culture du peu, où le soin apporté aux choses l’emporte sur le bénéfice à en retirer », écrivait il y a quelques années le mouvement Droit paysan [3]. Pour l’anarchiste soucieux-soucieuse d’être au plus près des réalités sociales et des modes de vie, il y aurait de quoi méditer l’opposition entre misère et pauvreté qu’avaient établie entre autres Péguy, Camus ou Pasolini, et qui a été reprise aujourd’hui par des auteurs comme Majid Rahnema [4] ; cela l’amènerait sans doute à revaloriser la pauvreté en tant que telle, contre la misère et la richesse produites simultanément par le capitalisme, et à reconsidérer l’échec global du mouvement ouvrier qui, pour avoir identifié émancipation et partage des « richesses », n’a fait qu’accompagner le développement du capitalisme contemporain et sa tendance à la production de masse. François Partant a insisté sur le fait que, pour les sociétés archaïques (et notamment paysannes), la pauvreté pouvait aussi être un choix : « Le choix de maintenir un équilibre entre le groupe social et son territoire dont les ressources sont toujours limitées. Ou encore le choix de maintenir un autre équilibre, entre les membres du groupe social, en évitant qu’un accroissement de richesse ne favorise des inégalités entre eux au détriment de la cohésion du groupe ». Ainsi les sociétés paysannes accordaient-elles plus d’importance aux rapports des hommes entre eux et avec leur environnement qu’aux rapports aux choses et à l’argent qui en mesure la valeur [5].

AVOIR, SAVOIR, POUVOIR

La revalorisation de la pauvreté et de la paysannerie incite à rompre avec le vieux rêve du communisme comme règne de l’abondance, dans lequel on peut déceler une coupable fascination devant la puissance productrice de l’industrie moderne. Mais peut-être implique-t-elle une rupture avec l’idée communiste elle-même ? Proudhon avait déjà insisté sur les germes de tyrannie présents dans toute conception absolutiste du communisme : prôner l’abolition pure et simple de la propriété, c’est préparer la subordination totale de l’individu à la collectivité. La vocation de la classe paysanne, c’est au contraire l’autonomie : produire ce que l’on consomme, consommer ce que l’on produit, et vivre par soi-même. La petite propriété agricole dans laquelle ce mode de vie s’enracine est donc, en un sens, le contre-modèle de la société actuelle. Celle-ci est en effet basée sur l’échange généralisé à un point tel que le concept même de capitalisme semble échouer à en rendre compte : alors que le mot de capital évoque l’image d’une masse compacte se construisant par accumulation et thésaurisation, l’économie est cette puissance liquide qui se répand partout et emporte tout avec elle, y compris toute forme de possession réelle (par le jeu des crédits, des taxes, de la spéculation, etc.). Ce qu’il faut lui opposer, c’est donc une conception pluraliste et « paysanne » reposant sur le maintien de la petite propriété privée, tempéré par la reconnaissance des communaux dans leur extension la plus large : la petite propriété privée parce qu’elle est gage d’indépendance et parce qu’elle développe la confiance en soi et le sens des responsabilités indispensables à l’établissement d’une société autogérée [6] ; les communaux, parce qu’ils permettent à tous de jouir de subsistances gratuites sans avoir à passer par le marché et les médiations monétaires [7]. Ce pluralisme, enfin, se compléterait utilement d’une forme de propriété collective par association, sur le modèle proudhonien, là où le travail coordonné de plusieurs personnes serait nécessaire.

DU GESTE AU MONDE

Enfin, l’observation attentive et scrupuleuse de la religiosité paysanne devrait inciter le mouvement anarchiste à affiner ses vues sur la question religieuse. Rire à bon compte des superstitions et de la bigoterie en milieu rural, c’est oublier que la religion est plus souvent quelque chose que l’on fait que quelque chose en quoi l’on croit. Autrement dit, son essence est dans les rites, et c’est parce que la civilisation paysanne reposait sur le geste appris et enseigné [8] qu’elle était aussi une civilisation du rituel et de la tradition. Et en tant que telle, la religion y était surtout la magnification de la communauté humaine et du lien entre l’homme et les rythmes naturels. Il serait donc souhaitable d’éviter le double écueil de l’athéisme aveugle et de l’indulgence pour la foi des pauvres, en réarticulant la critique rationnelle de la religion avec une compréhension affective de son contenu éthique et esthétique. Comme le disait l’écrivain anarchiste Kenneth Rexroth : dans les fêtes, les cérémonies et les rituels religieux, ce qui se fait entendre c’est « l’écho de la plus ancienne des réponses au cycle des années, des saisons qui changent, aux rythmes de la vie animale et humaine » ; et peu importe si la communion ou les noces sont absurdes d’un point de vue athée : « À un moment il y aura eu cette reconnaissance, ne fût-elle que symbolique, que même la vie la plus pauvre et monotone a une importance transcendante, et qu’aucun individu n’est insignifiant. » [9] Faire œuvre de libertaire consisterait ainsi à dépouiller de son enveloppe religieuse la question de la communauté, pour en recueillir le noyau gestuel et traditionnel, qui contient tout un monde de valeurs, d’us et coutumes parfaitement estimables.

[1] Theodor W. Adorno, « Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée » (1951), Payot, Petite bibliothèque, 2003, p. 49.
[2] Jean Giono, « Le Poids du ciel » (1938), Gallimard, Folio, 1995, p. 181.
[3] Michel Ots, Franck Buendia, Bernard Gilet et Béatrice Mésini, Feuilles paysannes, Pli Zetwal, 2001.
[4] Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Actes sud, Babel, 2004.
[5] De ce point de vue, les fêtes avaient aussi pour fonction de dilapider le surplus de produits apparaissant après constitution des réserves habituelles (François Partant, La Ligne d’horizon. Essai sur l’après-développement [1988], La Découverte, 2006, p. 34-35).
[6] Cf. les analyses de Christopher Lasch sur la petite propriété comme socle des vertus civiques (dans Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du Progrès et de ses critiques et La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Flammarion, 2006 et 2007).
[7] Sur le concept de « communaux », cf. Ivan Illich, Dans le miroir du passé. Conférences et discours, 1978-1990, Descartes & Cie, 1994.
[8] C’est la thèse sur laquelle l’anthropologue paysan Marcel Jousse a bâti toute son œuvre (cf. L’Anthropologie du geste, Gallimard, 2008).
[9] Cité par Ken Knabb, Éloge de Kenneth Rexroth, Atelier de création libertaire, 1997, p. 37-38.

A lire :
Jean-Loup Trassard :
- Ouailles, Le Temps qu’il fait, 1991
- Inventaire des outils à main dans une ferme, Le Temps qu’il fait, 1995
- Objets de grande utilité, Le Temps qu’il fait, 1995
Lucian Blaga (et alii) : Eloge du village roumain, éditions de l’Aube, 1990.

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