La Guelaguetza de Oaxaca

A. DELL'UMBRIA, Marseille, septembre/octobre 2009.

(Première partie)

L'État d'Oaxaca, dans le sud-est du Mexique, comprend sept régions, lesValles centrales, la Sierra Juarez, la Cañada, Tuxtepec, la Mixteca, laCosta et l'Istmo de Tehuantepec, et inclut seize ethnies indigènes. C'estl'un des États du Mexique où la densité de population indigène est la plus forte, et le seul où les autorités traditionnelles soient reconnues juridiquement. Guelaguetza, tequío et gozona sont les concepts fondamentaux du monde indigène oaxaqueño. Le tequío désigne le service bénévole fourni à lacommunauté, notamment lors des chantiers de construction ou d'entretiend'équipements communs. Se dispenser du tequío revient à se mettre hors dela communauté, et nombres d'indigènes émigrés aux USA prennent soin derevenir une fois par an participer au tequío ou, à défaut, d'envoyer del'argent à la communauté pour contribuer à ses charges. La gozona désigneun échange réciproque de journées de travail entre membres d'une mêmecommunauté. La guelaguetza recouvre de façon plus large la sphère deséchanges. Dans ce concept se fondent les notions d'aide mutuelle, deservice réciproque, de don appellant inévitablement un don de retour. Le mot guelaguetza serait la castillanisation du mot zapotèque composéGuenda (action) Lizaa (fraternité) qui désignait la réunion de lacommunauté adressant une offrande aux divinités tutélaires de la pluie etdu maïs. Il s'appliquait aussi à l'aide mutuelle au sein de la communautéet entre communautés, la réciprocité des relations sociales revêtant uncaractère sacré tout comme celle des relations avec les forcessuprasensibles. Mais si le mot vient de la langue zapotèque, le concept deguelaguetza se retrouve chez tous les peuples indigènes oaxaqueños. La guelaguetza, actuellement, est une forme de solidarité et decoopération qui se manifeste en certaines occasions importantes(naissances, mariages, enterrements etc.). L'obligation du don de retourqu'appelle le don initial est toujours scrupuleusement observée. Ceconcept s'étend à la mayordomía : le mayordomo est le chef d'une confrériequi, durant l'année de son mandat, a la responsabilité d'organiser la fêtedu saint patron de la famille, du quartier ou du pueblo. Cette pratiquerétablit un certain équilibre matériel à l'intérieur des communautés,ralentit le processus de distinction sociale qui est lourd de menace pourl'existence du commun : le mayordomo se trouve généralement disposer dequelques ressources, qu'il doit précisément dépenser dans la fête. Enfin, le caractère éducatif de la guelaguetza est fondamental. Lapratique de la guelaguetza forme les individus nés et grandis dans lescommunautés à concevoir toute la vie sociale comme un système d'échangesréciproques sans fin dont on ne peut s'isoler sans perdre sa propredignité individuelle. Mais la tradition rencontre toujours l'histoire. En 1932, pour fêter lequatrième centenaire de l'élévation de Oaxaca au rang de ciudad, et alorsque le sud du Mexique se remettait difficilement d'un tremblement de terredévastateur, le gouverneur de l'État d'Oaxaca, Chico Lopez, décida decréer un événement dans la capitale, en vue de rendre hommage aux cultureset traditions indigènes oaxaqueñas. Ces peuples indigènes de l'Étatd'Oaxaca avaient et ont encore une longue tradition de révolte etd'insubordination et, de la difficulté à les gouverner, est née sans doutel'idée d'instituer un espace de représentation qui intègre leurs cultures- c'est-à-dire qui en neutralise l'altérité en les transportant hors-sol.Ce festival de la culture indigène prit le nom de Guelaguetza, seprésentant comme un événement qui ré-affirmerait la fraternité et lasolidarité des peuples indigènes de l'État d'Oaxaca, où les communautésoffriraient, outre des danses et des musiques, les produits agricoles etartisanaux de leurs régions respectives. Par ailleurs, une fête traditionnelle se déroulait chaque été, le 16juillet, sur une colline, un cerro surplombant la ville. En leur temps lesenvahisseurs aztèques avaient installé en ce lieu une garnison pourveiller sur la cité de Huaxyacac (aujourd'hui Oaxaca), fondée par eux en1495. Chaque été, cet endroit ombragé et fleuri accueillait aussi lesactions de grâce rendues aux divinités aztèques de l'eau et du maïs,Xilonen et Centeótl, du 24 juin au 15 juillet, et à Huitzilpochtli,divinité de la guerre, du 16 juillet au 4 août. À la fois place militaireet lieu cérémonial, le Cerro del Fortin constitue donc depuis longtemps unemplacement stratégique. L'Église vint l'occuper en érigeant en 1700 uncouvent de carmélites. La mascarade populaire qui se déroulait toujours àla date du 16 juillet, persistance des anciens rituels, vint alors segreffer sur la dévotion à la Virgen del Carmel. À partir de 1953 la Guelaguetza allait prendre plus d'ampleur en étantamalgamée aux festivités du 16 juillet. Une sorte de syncrétisme décidépar en-haut… Pour beaucoup de gens, le mot Guelaguetza ne désigneraitplus qu'un événement d'État, financé par l'argent public. Mais participerà cette représentation qui valait reconnaissance officielle était souventconsidéré comme un honneur, du côté indigène, et les groupes invitésavaient à cœur de travailler leur prestation. D'autant plus quand ilsfurent payés pour cela… En invitant dans la capitale les peuples indigènes à réaliser uneguelaguetza, le gouverneur de 1932 avait mené une opération stratégique :l'offrande rituelle était déplacée de son espace communautaire pours'adresser à la population, alors encore très mestiza et conservatrice, dela capitale, et plus encore aux autorités de l'État. L'opération procédaitbien sûr d'un regard très paternaliste sur ces cultures indigènes, vuesavec condescendance comme une sorte d'exotisme intérieur. Ancienne ville coloniale, Oaxaca n'accueillait les indigènes qu'auxmarges, et ignorait ces pratiques d'échanges propres aux communautés.Quand le gouverneur décida d'inviter ces dernières à une représentation dela guelaguetza, il les invita en réalité à faire une offrande aux élitesde l'État ; à leur offrir en spectacle les danses, les musiques, leslégendes et les costumes traditionnels du Oaxaca profond. Effectuant leurperformance, les danseurs et musiciens procédaient à une compilation invivo des cultures indigènes, exécutant toute la journée jarabes, sones,fandangos, chilenas, etc. L'unité de l'État, ébranlée par le séisme de1931, se trouvait ainsi réaffirmée à travers le spectacle de sa diversitéculturelle – sauf que les gens de la capitale n'avaient rien à offrir enretour… que la reconnaissance officielle. Dans la guelaguetza indigène, la reconnaissance est fondée sur lecaractère réciproque de l'offrande. Le don initial engage qui le reçoit :et le respect de cet engagement établit la reconnaissance. Dans laGuelaguetza gouvernementale, l'offrande n'appelle plus aucun don deretour : elle est purement représentée, elle n'est pas offrande à un autremais à la foule anonyme des citoyens oaxaqueños invitée par l'instancesuprême, le gouverneur. La relation est brisée par la représentation. Etcelle-ci ne se contente pas de transformer l'échange réel en échangesymbolique. Elle en détruit la dynamique. Le prestige que chacun obtientdans la guelaguetza, accaparé par le pouvoir invitant, devient unilatéral.Il rejaillit bien sur chaque groupe de participants venu exhiber sesdanses et ses costumes mais dans la même logique : le prestige général detel peuple indigène envoyant ses meilleurs musiciens et danseurs à lafête, remplace le prestige particulier de qui participe généreusement auxéchanges et aux travaux de la communauté. L'événement rencontra un succès durable auprès d'un public croissant - nonplus les seuls habitants de Oaxaca mais aussi ceux des régionsenvironnantes, dont beaucoup venaient assister leurs parents, voisins ouamis qui se succédaient sur la scène. Ensuite le tourisme culturel pritson essor non seulement vers l'antique site zapotèque de Monte Alban, surun sommet aux environs immédiats de la capitale, mais vers la villeelle-même, classée comme Patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco.Tout ceci incita les autorités à construire un site spécialement prévupour cette représentation. En 1974 entra en fonction l'Auditorio de laGuelaguetza, construit sur la colline du Fortin, où se déroulaient lesfestivités populaires du 16 juillet ; ce lieu de spectacle en extérieurqui imite les antiques théâtres grecs peut recevoir près de 12 000personnes. Dès lors il fallut payer pour entrer et assister à un événementdont le nom indique pourtant un système d'échanges réciproques ignorantl'argent. La Coordinación General de Turismo y Fomento Económico de Oaxaca assurel'organisation et la promotion de l'événement. Le public se répartitactuellement entre touristes, mexicains et étrangers, et locaux affiliés àla clientèle du gouvernement PRI – la distribution de tickets d'entrée àla Guelaguetza contribuant à entretenir les bonnes relations entre lesélus et leurs clients. Les billets d'entrée constituent aussi une marquede prestige, qui touche d'abord l'élu qui les distribue et ensuite sesaffidés qui les reçoivent. De leur côté, les hôteliers locaux, qui avaientcontribué à cette évolution, ajoutèrent la Guelaguetza à la liste desarguments promotionnels ; actuellement, les tours operators proposent unpack comprenant, outre le billet d'avion, la chambre d'hôtel etl'excursion à Monte Alban, le billet d'entrée à la grande journée de laGuelaguetza, el Lunes del Cerro. Plusieurs hôtels et bars musicaux deOaxaca proposent aussi en soirée un spectacle avec une troupe de laGuelaguetza, durant ces deux semaines autour du Lunes del Cerro qui voientrégulièrement le Zocalo traversé par le défilé de quelque groupefolklorique indigène, et où la ville connaît effectivement une affluencetouristique supérieure. Une série d'animations vient compléter cedispositif : conférences, tables rondes, foire du mezcal, spectaclesthéâtraux, projections de films, expositions, bref tout pour que letouriste n'ait pas le temps de ressentir cet ennui qui le guette partoutoù il va. Les festivités de la Guelaguetza durent plusieurs jours. Dans un premiertemps, des groupes exécutent à plusieurs reprises, sur la Plaza de laDanza située en ville, le Bani Stui Gulal. Ce spectacle se présente commeun récit dramatique de l'histoire d'Oaxaca : « …es una manifestaciónfolklórica que, a través de espectáculos coreográficos, narran el origen yla transformación de nuestras fiestas, la Guelaguetza… » explique le siteofficiel. L'origine et la transformation… ira-t-elle jusqu'à évoquer lesévénements de 2006 et l'apparition d'une Guelaguetza alternative ? On aquelques raisons d'en douter… Le grand spectacle du Lunes del Cerro est précédé, le samedi par leconvite : les groupes folkloriques indigènes, partis du parvis de SantoDomingo, défilent dans la ville en musique, tirant des cohetes, invitantle spectateur à danser et offrant de menus cadeaux. Le dimanche est lejour de la calenda, autre défilé donnant lieu à des offrandes de boissons,à la danse du torito, et aux feux d'artifice. Ce jour-là sur l'Alameda,qui jouxte le Zocalo, une sorte de concours désigne, parmi les jeunesfilles indigènes participant au défilé, celle qui va incarner Centeótl età ce titre présidera le Lunes del Cerro en compagnie des autoritésgouvernementales. Le lundi - le fameux Lunes del Cerro - les différents groupes se succèdentsur la scène, revêtus des costumes des jours de fête, avec leursmusiciens, pour présenter leurs danses au public. Chaque intervention estannoncée par un court récit légendaire, parfois développé, outre encastillan, en langue indigène. La journée du lundi se poursuit par lareprésentation de la légende de Donaji y Nucano (ou comment l'amourimpossible d'une princesse zapotèque et d'un prince mixtèque réussit àramener la paix entre les peuples), exécutée par le Ballet Folklórico deOaxaca. La soirée se termine immanquablement par la Danza de la Pluma,inspirée des récits légendaires sur la chute de l'empire aztèque, et enfinl'orchestre interprète Dios nunca muere, l'hymne national oaxaqueño.

(à suivre)

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