Raoul Zibechi « Les périphéries urbaines, contre-pouvoirs d’en bas ? » - Extrait

Chapitre III - pages 219-222


2) Mouvements sociaux ou sociétés en mouvement

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La nouveauté qui illumine les luttes sociales des 15-20 dernières années est que l’ensemble de relations sociales territorialisées existantes en zones rurales (indigènes mais aussi paysans sans terre ) commencent à devenir visibles dans certaines villes comme Caracas, Buenos-Aires, Oaxaca ; El Alto, en Bolivie étant peut-être l’expression la plus achevée de cette tendance.
L’aspect central de ce débat est effectivement de savoir s’il existe un système de relations sociales qui s’expriment ou se condensent dans un territoire. Ceci suppose de commencer l’analyse des mouvements depuis un autre angle : non pas depuis les formes d’organisation et les répertoires de la mobilisation, mais depuis les relations sociales et les territoires, c’est-à-dire à partir des flux et des circulations et pas à partir des structures. Dans ce type d’analyse apparaîtront de nouveaux concepts dont les plus marquants sont autonomie, culture et communauté.
Carlos Walter Porto Gonçalves, qui, durant des années,en compagnie de Chico Mendes a réalisé un travail avec les « seringueiros »( récolteurs du lait d’hévéa dit caoutchouc), soutient ce point. « Il y a une bataille de décolonisation de la pensée à laquelle la récupération du concept de territoire peut peut-être contribuer »(2006 :161). En effet, les mouvements latino-américains comme ceux des indigènes, des sans terres, des paysans et même de plus en plus les mouvements urbains sont des mouvements territorialisés. Mais les territoires sont liés à des personnes qui les instituent, qui les marquent et qui les signalent sur la base des relations sociales qu’ils portent. (Porto , 2001) Ce qui veut dire, en revenant à Lefebvre , que la production d’espace est production d'espace différentiel : la personne capable de produire de l’espace incarne des relations sociales différenciées qui ont besoin de s’enraciner dans des territoires qui seront nécessairement différents. Il ne s’agit pas de réduire cela à la possession (ou propriété) de la terre, mais à l’organisation, par une partie d’un secteur social, d’un territoire qui aura des caractéristiques différentes du fait des relations sociales qu’incarne la personne en question. S’il n’en était pas ainsi, si cette personne n’incarnait pas des relations sociales différentes, en contradiction avec la société hégémonique, elle n’aurait pas besoin de créer de nouvelles territorialités.
Lieu et espace ont été des concepts privilégiés par les théories et les analyses des mouvements sociaux. En Amérique Latine, même dans les villes, il faut maintenant parler de territoires.
Dans un excellent ouvrage, Porto Gonçalves souligne que ces « nouvelles personnes apparaissent en instituant de nouvelles territorialités»(2001 :208). Il arrive à cette conclusion après avoir suivi l’itinéraire d’un mouvement concret comme celui des « séringueiros », qui, avant de se constituer en tant que mouvement ont dû modifier leur environnement immédiat. Et il en conclue que leur force « émanait de leur espace-domestique-et-de-production »(2001 : 203).C’est ce glissement du lieu hérité, ou construit antérieurement, qui leur a permis de se constituer en tant que mouvement.
Les classes sociales ne sont pas des choses, mais des relations humaines, comme le note E.P. Thompson (1989). Mais ces relations ne tombent pas du ciel, elles se construisent dans la contestation, dans la confrontation. La construction de la classe comme relation sociale intègre les espaces. « Les classes sociales se forgent dans et par les luttes que les protagonistes engagent dans des situations concrètes, et qui con-forment les lieux que, de cette façon, non seulement ils occupent, mais en plus ils constituent». Ainsi, « le mouvement social est, rigoureusement, changement de lieu social», c’est le point où se rejoignent la sociologie et la géographie (Porto, 2001 : 197-198). Sur la base de ce raisonnement, de cette expérience concrète, nous pouvons arriver, avec Porto Gonçalves, à une définition provisoire de mouvement social complètement différente de celle que nous a léguée la sociologie qui s’est toujours centrée sur les aspects organisationnels, sur la structure et sur les opportunités politiques.« Tout mouvement social prend forme à partir de ceux qui brisent l’inertie et bougent, c’est-à-dire, changent de lieu, rejettent le lieu auquel, historiquement, ils étaient assignés à l’intérieur d’une organisation sociale déterminée, et cherchent à élargir les espaces d’expression qui, comme nous en avertissait Michel Foucault, ont de fortes implications d’ordre politique ».(2001 : 81)
Cette image puissante insiste sur le caractère de mouvement en tant que capacité à se déplacer, à s’écouler, à circuler. De telle sorte qu’un mouvement est toujours en train de faire bouger espaces et identités hérités. (Espinosa, 1999). Lorsque ce mouvement-déplacement prend racine dans un territoire, ou que les personnes qui entreprennent cette mutation sont enracinées dans un espace physique, elles en viennent à constituer des territoires qui se caractérisent par leur différence avec les territoires du capital et de l’État. Ce qui implique que la terre-espace cesse d’être considérée comme un moyen de production pour devenir une création politico-culturelle. Le territoire est alors l’espace où se déploient des relations sociales différentes des capitalistes hégémoniques ; des lieux où les collectifs peuvent mettre en pratique des modes de vie différenciés. Ceci est l’un des principaux apports des mouvements indigènes de notre continent à la lutte pour l’émancipation.
À ce sujet, comme le souligne Diaz Polanco, les mouvements indigènes en introduisant des concepts comme territoire, autonomie, autodétermination, et autogouvernement, qui appartiennent à la même problématique, sont en train de provoquer une révolution théorique et politique (1997). Les communautés indigènes qui luttent pour la terre depuis des siècles, à moment déterminé ont commencé à étendre l’autogouvernement local-communal à des espaces plus larges comme faisant partie de leur construction en tant que sujets nationaux et en tant que peuples. Ce processus s’est infléchi au moment de la Première Rencontre Continentale des Peules Indigènes, en 1990, et a donné naissance à la Déclaration de Quito. Jusqu’alors l’unique territoire existant faisait partie de l’État, dans la réalité matérielle, mais aussi dans la symbolique. C’est-à-dire que l’idée de territoire ne pouvait pas être séparée de celle d’État-Nation. Pour Weber, « l’État est cette communauté humaine qui à l’intérieur d’un territoire déterminé -le concept du territoire est essentiel dans cette définition- exige pour elle (avec succès) le monopole de la contrainte physique légitime».(2002 : 1056)
Avec l’émergence du mouvement indigène ces deux dernières décennies, vers la moitié ou la fin des années 80, le concept de territoire se modifie, les indigènes le modifient grâce à leurs luttes. La Déclaration de Quito souligne que « le droit au territoire est une revendication fondamentale des peuples indigènes», et conclue que « sans autogouvernement indigène et sans contrôle de nos territoires, il ne peut y avoir d’autonomie » (Déclaration de Quito, 1990 : 107)
Cette véritable révolution théorique et politique implique la lutte pour une nouvelle et surtout différente distribution du pouvoir. Comment s’est effectué le passage de terre à territoire, de lutte pour des droits à lutte pour l’autonomie et l’autogouvernement ; ou aussi comment s’est fait le passage de la résistance à la domination à l’affirmation de la différence, cela prend une importance spéciale pour les communautés urbaines qui, étant à cheval sur deux siècles, ont commencé à s’enraciner dans les espaces urbains autoconstruits.

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