La Guelaguetza de Oaxaca II

A. DELL'UMBRIA, Marseille, septembre/octobre 2009.

(Deuxième partie)

Oaxaca la conservatrice a changé depuis les années 1930. Les victimes dela politique libérale, qui vise à faire le vide dans les campagnes, ontafflué par milliers dans la capitale, bâtissant autant de colonias quis'étendent dans la vallée ou grimpent à flanc de colline. Oaxaca devientindigène et prolétaire. Ce sont les habitants de ces colonias qui ont jouéun rôle décisif en 2006 dans la construction et la défense des barricades.Ce sont les bandes de jeunes descendus de ces périphéries qui ont fourni,en grande partie, les éléments les plus déterminés lors des affrontementsde l'automne 2006. En 2006, précisément, la ville est en état d'insurrection. Le soutien aumouvement des maîtres d'école a débordé : la plèbe occupe la ville etexige la destitution du gouverneur Ulises Ruiz. L'autocrate est en fuite,les flics interdits de séjour, et la Guelaguetza est annulée - Ulises Ruizen est alors à chercher désespérément dans tout l'État d'Oaxaca unelocalité qui veuille bien l'accueillir, lui et son gouvernement... Maispour la plupart des Oaxaqueños, une année sans Guelaguetza est impensable.L'événement fait désormais partie de la vie locale… L'Asamblea Popular delos Pueblos d'Oaxaca (APPO) organise alors une Guelaguetza populaire etnon commerciale. Dans cette situation insurrectionnelle qui bouleverse defond en comble la psychogéographie de la ville - par ex., les touristesont disparu - la célébration des cultures indigènes prend une autresignification et une autre forme. La suite des événements de 2006 est connue : échec de la police às'emparer des barricades, puis intervention de l'armée et répressionimpitoyable qui, outre 26 personnes abattues par les paramilitaires,laissera de nombreux blessés, emprisonnés et disparus. On sait que l'enjeu du conflit dépassait les limites de l'État d'Oaxaca :comme le commentèrent les leaders nationaux du PRI et du PAN, si l'Étatfédéral laissait Ruiz tomber sous les coups d'une insurrection populaire,n'importe quel autre gouvernement, et pourquoi pas le gouvernement fédérallui-même, pouvait tomber de la même manière… Une victoire des insurgésd'Oaxaca aurait constitué un formidable appel d'air pour toutes les forcesde la rébellion sociale au Mexique. La Guelaguetza de juillet 2007 se présente donc dans des conditionstendues. L'APPO, affaiblie par la répression et par les tentatives demanipulation internes, ne peut décemment laisser se dérouler ce show quisert à dorer le blason extérieur du gouvernement régional et qui, à lalumière de la répression, apparaît enfin comme une exploitation éhontée deces mondes indigènes présents dans l'insurrection de 2006. Que laGuelaguetza puisse se dérouler en toute quiétude, comme si rien ne s'étaitpassé entre-temps et alors que tant de familles sont endeuillées, que tantd'autres ont encore des proches en prison, signifierait que lesaspirations de 2006 sont définitivement éteintes. Inversement, pour legouvernement PRI, le fait que la Guelaguetza puisse se dérouler dans lesconditions habituelles confirmerait avec éclat le retour à la normaleproclamé depuis le 26 novembre 2006. Le 16 juillet 2007 une marche d'environ 10 000 personnes se dirige doncvers l'Auditorio, afin d'empêcher le déroulement du spectacle, tandis quesur une place en ville se déroulent des danses de la Guelaguetzapopulaire. Les dirigeants de l'APPO prétendent qu'il s'agissait simplementde protester, mais la réalité du conflit dans Oaxaca est qu'on avaitlargement dépassé le stade de la protestation pour celui de l'actiondirecte. Quelles qu'aient été les intentions des différentes composantesde l'APPO, le fait est que la police réagit avec une extrême violence dèsque la foule approche du Cerro del Fortin - deux sympathisants de l'APPOsont méthodiquement massacrés à coups de crosse, et resteront dans le comaplusieurs semaines : l'intimidation policière s'adresse à quiconque auraitenvie de rejoindre le cortège. Pas moins de cinq autobus, un camion etplusieurs voitures mis en travers de la route de l'Auditorio sontincendiés, et un hôtel de luxe situé à proximité doit être évacué. Lesblessés se comptent par dizaines… Malgré cela, la Guelaguetza insurrectionnelle de l'année précédente estpérennisée, comme une conquête (ou plutôt reconquête) de la plèbeoaxaqueña. Organisée par l'APPO et la Section 22, cette Guelaguetzapopular, sur le vaste terrain de sport de l'Instituto Tecnológicod'Oaxaca, à la sortie de la ville, est gratuite et ne fait l'objetd'aucune promotion touristique. Elle réinscrit de fait les cultures despeuples indigènes d'Oaxaca dans la perspective de cette résistanceséculaire que ceux-ci opposent au pouvoir. Mais la relation entre les maîtres d'école et les communautés indigènes atoujours été ambigüe. Dans les pueblos, les premiers, chargés decastillaniser les seconds, n'ont pas toujours une grande intelligence dela vie commune. Les communautés, de leur côté, reprochent souvent auxmaîtres leur désintérêt pour le tequio et la guelaguetza. En fait, lesattitudes varient selon les personnes, et certains maîtres n'hésitent pasà participer à ces activités-là, se gagnant ainsi une considération queleur seule fonction n'aurait suffi à leur assurer. En 2006, lescommunautés indigènes avaient fini par rejoindre le mouvement d'occupationd'Oaxaca, après une phase de méfiance initiale face au mouvement desmaîtres. Aujourd'hui encore, les choses sont loin d'être claires entre lesdirigeants de la Section 22 et les communautés indigènes. Seul le CMPIO,qui regroupe environ 1 300 adhérents, revendique au sein des maîtresd'école la défense et la promotion des cultures indigènes ; pour lesautres, il est probable qu'une certaine schizophrénie culturelle affligela plupart des maîtres, généralement d'origine indigène et chargés defaire entrer les petits indigènes dans l'univers de la culture dominante,qui est celui du castillan. En 1997, le Forum indigène d'Oaxaca critiquaitouvertement l'école comme instrument de l'État assurant la liquidation descultures indigènes. L'hiatus entre la fonction magistériale et lescommunautés indigènes se trouve accusé du fait que cette fonction,précisément, amène certains de ces maîtres à assumer un rôle militant.Ceux-là sont souvent acquis à une vision jacobine, marxiste et léniniste àlaquelle le monde indigène reste majoritairement imperméable, vision quise répercute dans certains courants de l'APPO et de la Section 22… Si la Guelaguetza officielle fonctionne sans la moindre ambigüité comme uninstrument de promotion touristique et de réaffirmation solennelle dupouvoir, la Guelaguetza populaire est au contraire chargée de toutes lesambiguïtés propres à un mouvement agité de tendances contradictoires. Onpeut évidemment, au vu de tout ce qui s'est passé à l'intérieur de l'APPOen 2006, considérer que pour certains leaders la Guelaguetza populaire estavant tout un enjeu de pouvoir. Quant à la Section 22, pour dissidentequ'elle soit par rapport au syndicat officiel des enseignants, elle n'enreste pas moins une organisation verticale où deux tendances autoritairesse disputent le pouvoir en permanence. Ce sont ses dirigeants qui onttrahi leur base en octobre 2006 en décidant la reprise du travail alorsque la ville se trouvait en pleine insurrection. Ces factions rivalesluttant pour la direction du syndicat ont fini par se neutraliser,favorisant en 2009 l'élection comme président de la Section d'AzaelSantiago Chapi, jeune indigène de la Sierra Juarez, défenseur d'une visionhorizontale. L'édition 2009 de la Guelaguetza populaire a été un grand succès : environ40 000 personnes sont passées, dans la journée du Lunes del Cerro, surl'immense terrain sportif. Le tract distribué à l'entrée annonceclairement : "LA GUELAGUETZA NO ES UNA MERCANCIA" "La Guelaguetza es más que una fiesta. Es la manifestación cultural de lospueblos indigenas que muestran una profunda forma de convivencia social,reflejándose la expresión de los 16 pueblos indígenas con un profundo lazode fraternidad y de ayuda mutua, características propias de los pueblosindios. Éstas son la razones que han hecho posible resistir, ante laspoliticas caciquiles de saqueo y explotación expresados en elneoliberalismo y la globalización." C'est un hommage aux traditions sociales des communautés indigènes et àleur capacité d'opposer une résistance à l'expansion totalitaire ducapital. "Para rescatar la guelaguetza como una verdadera tradición popular, debeanteponerse ante el uso de productos de las empresas trasnacionales y eluso de plásticos que contaminen el medio ambiente. Ya que una visiónprofunda de los pueblos indígenas es estar en concordancia con la madrenaturaleza." Donc, ni Pepsi ni Coca à la Guelaguetza populaire. C'est la moindre deschoses : ces entreprises ravagent toute l'Amérique latine et pour le seulMexique, tout le monde s'accorde à mettre en rapport la multiplication descas d'obésité et de diabète ces dernières années avec la consommationeffrénée de ces boissons industrielles. Par contre, un sympathique atelierprocédant à la distillation en direct du mezcal accueillait les visiteurs…loin de l'ambiance mercantile de la Foire du Mezcal. Si elle fonctionne comme représentation, la Guelaguetza populaire estaussi une offrande directe, non pas aux élites de l'État mais à la fouleanonyme des insurgés de 2006 : les objets (fruits, gâteaux, produitsgastronomiques, objets de fabrication artisanale) que les membres dechaque communauté distribuent en les lançant à la volée à travers la fouletout au long de la journée (occasionnant de joyeuses bousculades), maisaussi et surtout la possibilité que chaque communauté a ce jour-là demontrer aux autres ses formes d'expression culturelles. La Guelaguetzapopulaire rend hommage à ces cultures si longtemps méprisées etmarginalisées par la Culture ; non pas l'hommage paternaliste dugouverneur mais celui des compagnons de lutte. Face à un événement commela Guelaguetza officielle qui se prétend purement culturel, la Guelaguetzapopulaire se pose ouvertement comme manifestation politique, parce qu'ellerevendique en acte la vérité politique des cultures indigènes, là où lapremière conjugue le tourisme culturel avec l'affirmation du pouvoir. Du point de vue de la lutte politique, cela aurait été une grave erreur dela part de l'APPO de ne pas occuper ce terrain de la Guelaguetza. Maisquelles que soient les arrière-pensées que certains dirigeants aient puavoir, en organisant une Guelaguetza populaire l'APPO et la Section 22ouvraient la voie à une vision critique de l'indigénisme. Les indigènescélébrés sur la scène de la Guelaguetza officielle sont neutralisés, telsces Indiens d'Amérique du Nord emplumés qui exhibent leurs anciennesdanses pour les touristes yankees aux portes de leur réserve. Dans laGuelaguetza populaire, ce sont les indigènes en lutte qui montent surscène. Les festivités de la Guelaguetza officielle, si l'on en croit les sitesinternet du gouvernement d'Oaxaca, ont attiré 55 000 personnes entre le 17et le 27 juillet 2009. L'APPO et la Section 22, sans avoir les moyens depropagande du gouvernement ni le renfort des tour operators, ont suattirer à la Guelaguetza populaire 40 000 personnes, qui témoignent d'uneauthentique mobilisation autour de cet événement. En 2007, la Guelaguetzapopulaire avait accueilli peu de monde, l'intimidation violente de lapolice ayant fait son effet. En 2008, l'assistance était déjà plusnombreuse. Bien qu'elle s'inspire de l'officielle, la Guelaguetza populaire lasubvertit : celle-là, réaffirmation symbolique du pouvoir, se renverse,dans les mains de l'APPO, en contestation bien réelle. En même temps, lescommunautés indigènes réaffirment leur altérité fondamentale à la logiquemarchande.

(à suivre)

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