L’ancrage dans un territoire,exigence réactionnaire ou condition d’autonomie?

Annick Stevens

Résumé
Pour pouvoir conserver une exigence d’ouvertureà l’autre et de mobilité, tout en adhérant auxluttes anticapitalistes qui se revendiquent d’unattachement à une terre, un territoire, uneculture, il est utile de distinguer entre différentesmanières de s’identifier à un territoire. Cet articletente de mettre en évidence de telles nuances, enexaminant notamment l’exemple des Indiens.

L’anarchisme, à l’instar d’autres mouvements émancipateurs nés au XIXe siècle, a toujours revendiqué l’internationalisme, ou plutôt même la disparition des nations et des frontières, et l’universalisme de ses aspirations, par opposition aux idéologies réactionnaires insistant sur le particularisme, les spécificités nationales, l’incompatibilité des identités culturelles. Dans les années 1960 culmine le désir d’être citoyen du monde, de parcourir le globe en quête d’autres
cultures, de s’établir où le vent nous mène sans aucune nostalgie pour la terre où l’on est né. Brassens raille « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part » ; toute la jeunesse américaine est « on the road again».
Cependant, depuis une vingtaine d’années, une composante importante du mouvement altermondialiste, en particulier les associations paysannes et indigènes, semble prendre le contre-pied de ce modèle. Ces associations affirment en effet que la défense de leur territoire est indispensable à leur survie et elles luttent pour la préservation de leurs racines culturelles contre l’uniformisation imposée par la culture capitaliste.
Faut-il voir dans ces attitudes une dérive réactionnaire? Faut-il au contraire renoncer à l’internationalisme et reconnaître le caractère indépassable des appartenances territoriales spécifiques? L’idée que l’ancrage dans un territoire est une condition d’autonomie n’est pas neuve: Marx notait déjà que le déracinement des populations avait été une condition nécessaire à l’apparition de la société industrielle capitaliste, la disparition des repères de la vie rurale permettant l’avènement d’un prolétariat réduit à sa seule dimension de force de travail (Allusion sans référence précise dans Guillaume Carnino, La tyrannie technologique, L’Échappée, 2007, p. 129. )
Pour sortir de la contradiction et éviter de jeter aux orties une dimension historique du mouvement anarchiste, il faut commencer par distinguer les notions de territoire, de racines et d’identité culturelle.
Un territoire n’est pas seulement identifié par des caractéristiques géographiques, historiques ou administratives. Il peut être un espace quelconque que l’on décide d’investir, auquel on s’attache, que l’on défend si quelqu’un veut s’en emparer ou le détruire, non parce qu’on y possède des racines familiales ou ethniques mais parce qu’on peut choisir d’y construire un certain mode de vie. Il peut être dès lors indifférent à notre passé et avoir un passé qui nous indiffère; il pourrait se trouver n’importe où ailleurs ; bref il n’a aucune importance en lui-même mais ne prend toute sa valeur que par ce que nous décidons d’y construire et d’y vivre.
Partout où nous pouvons faire fleurir l’autonomie, c’est notre territoire.
L’identité culturelle qui définit ce type de territoire est, elle aussi, distincte de l’identité ethnique ou héritée ; elle est celle que chacun peut choisir de se donner à partir des multiples influences
qu’il a rencontrées d’une manière ou d’une autre. (La complexité de la notion d’identité a été développée dans le n° 14 de Réfractions.)
Le rapport à l’extérieur reste conflictuel, puisque le territoire est défini par opposition au mode de vie dont on ne veut pas, mais l’altérité ne résulte pas du territoire comme c’est le cas dans les conceptions réactionnaires. Pour celles -ci, en effet, l’appartenance au territoire est un fait de naissance et d’héritage et c’est elle qui définit la frontière entre « nous » et « les autres ». Au contraire, dans la conception autonomiste, tout un chacun a le choix d’être «nous» ou «les autres » et ce choix détermine son inscription dans ou hors du territoire. Cette conception convient bien à la recherche de « zones autonomes temporaires » et elle présente à la fois une grande force grâce à sa mobilité mais peut-être aussi une grande faiblesse dans le peu d’acharnement qu’on mettra à s’y maintenir, puisqu’on pense pouvoir trouver l’équivalent ailleurs. En cela, elle se distingue fortement des revendications paysannes et indigènes qui pourtant sont manifestement en lutte pour l’autonomie. Puisque donc la manière d’investir un territoire semble bien liée à une certaine conception de l’autonomie, il n’est pas inutile d’approfondir l’examen de ces modèles pour affiner peut-être l’expression du projet anarchiste.

Je propose de réfléchir à cette question en me penchant particulièrement sur le cas des indigènes d’Amérique.
On sait que pour les Indiens, du Nord au Sud des deux continents, la Terre est considérée comme donatrice et mère nourricière, honorée comme une entité bien supérieure aux hommes, et qui par conséquent ne pourrait appartenir à qui que ce soit. En revanche, toutes les tribus,
qu’elles soient sédentaires ou nomades, se sont délimité un territoire dont la violation par des membres d’autres tribus entraînait des affrontements violents.
Aujourd’hui encore, dans les luttes indigènes, défendre la terre signifie défendre l’accès de tous aux fruits de la terre, refuser son appropriation par quelques-uns, et surtout refuser le saccage, la pollution, la destruction systématique que lui fait subir le mode de vie des Blancs, non pas en tant que Blancs mais en tant que capitalistes – la plupart sont désormais conscients de la distinction et ne tombent plus dans le piège de l’ethnicisation de l’ennemi. En ce sens, lorsque certains indigènes de tradition paysanne reprennent l’adage révolutionnaire « la terre appartient à qui la travaille », le mot «terre» n’a pas cette signification globale de la nature inappropriable mais désigne plutôt un certain territoire, celui dont les ressources sont nécessaires à la survie d’une communauté. Certains défenseurs des Indiens sont fascinés par le rapport sacré que ceux-ci entretiennent avec les éléments naturels et avec la terre en particulier. Il n’est cependant pas nécessaire d’adopter ce point de vue pour reconnaître le bien-fondé d’une telle attitude vis-à-vis de la nature et ses conséquences bénéfiques non seulement pour la préservation des ressources (ce qui peut paraître platement pragmatique mais n’est pas négligeable en ces temps de misère) mais aussi pour la manière dont les hommes conçoivent la civilisation, le progrès, les relations entre les individus et les groupes.

La terre et les gens
Un projet politique d’autonomie passe nécessairement par la protection des éléments naturels et le refus de les laisser privatiser, surexploiter, transformer en vulgaires marchandises. Si l’on en arrive, en effet, à ce que l’ensemble des ressources naturelles de la planète passent aux mains de quelques multinationales, la domination totalitaire de ces dirigeants et de leurs relais étatiques sera achevée et plus aucun espace d’autonomie ne sera possible. Sur ce constat, certains peuples d’Amérique du Sud sont bien plus lucides que ceux d’Europe, eux qui se sont battus pour
refuser la privatisation de l’eau ou du gaz, alors que nous avons largement renoncé à ce combat.

Cependant, l’attitude des Indiens n’est-elle pas beaucoup plus ambiguë en ce qui concerne le territoire? N’y a-t-il pas quelque chose de réactionnaire qui nous oblige à prendre une certaine
distance avec ces peuples, dans le fait de s’attacher exclusivement à la terre de ses ancêtres et, parallèlement, au mode de vie traditionnel qui y était mené ? En fait, si l’on excepte les régions où les Indiens ont été exterminés ou parqués (principalement les États-Unis), partout ailleurs le rapport au territoire traditionnel a été anéanti, soit parce que les indigènes ont été asservis et exploités sur leur propre territoire sans n’avoir plus aucun droit sur lui, soit parce qu’ils ont été repoussés ou ont fui dans des régions inhospitalières qui n’intéressaient pas les envahisseurs.
Leurs luttes actuelles supposent donc une reconsidération de ce qu’est leur territoire et souvent l’adoption d’un territoire qui n’était pas celui de leurs ancêtres. Ils acceptent ainsi de fait une
conception plus mobile du territoire et sa définition plutôt par les critères du besoin et de l’occupation que par celui de la tradition. C’est pour cette raison sans doute que le Mouvement des Sans-Terre du Brésil s’est déclaré proche et solidaire des indigènes du Mexique, en ce qu’ils
partageaient la même opiniâtreté à résister sur le lopin récupéré, arraché aux grands propriétaires et travaillé de manière autonome par et pour la communauté des occupants. La grande différence avec le courant européen récent de création de communautés rurales autonomes est qu’il n’est pas question pour les indigènes de racheter les terres à leurs propriétaires selon les lois de la propriété privée, puisqu’il est évident que leur appropriation était illégitime en vertu d’une loi bien plus ancienne et plus légitime à leurs yeux, celle de la jouissance collective adaptée aux besoins.
Nous nous sommes habitués au fait que chaque pouce de terrain appartienne à quelqu’un et doive être acheté, mais même en Europe cette appropriation n’est pas généralisée depuis si longtemps, comme l’attestent par exemple les luttes des prolétaires du XIXe siècle pour la jouissance des terres communales (Voir à ce propos le petit livre très jouissif et stimulant de Daniel Bensaïd, Les dépossédés. KarlMarx, les voleurs de bois et le droit des pauvres(Paris, La fabrique, 2007), qui fait autant appel à Proudhon qu’à Marx pour souligner tous les méfaits du modèle hégémonique de la propriété privée). Et pourtant, nous emparer d’une terre privatisée jadis par la force par un seigneur médiéval, transmise au long des siècles à ses héritiers et finalement vendue à une entreprise agro-alimentaire, en quoi est-ce différent de la réappropriation des terres qu’a réalisée l’insurrection zapatiste ? Dans l’ancien comme dans le nouveau monde, tout titre de propriété a été édicté par le droit des vainqueurs, officialisant sous le masque de la loi ce qui fut arraché par la rapine et la violence.
Au vu de tout cela, une conception anarchiste du territoire serait bien celle d’une terre récupérée, déprivatisée, utilisée en fonction des besoins de la vie et non des profits et du luxe, la
conception d’un espace à l’intérieur duquel une population a décidé de s’organiser de manière indépendante de l’extérieur, sur une base volontaire et libre. Que cette conception soit aussi celle
des zapatistes, on peut s’en assurer par l’observation des panneaux signalant les limites du territoire zapatiste, qui portent tous la mention: «Vous êtes en territoire zapatiste en rébellion. Ici le peuple commande et le gouvernement obéit», et parfois ajoutent : « Sont strictement
interdits le trafic d’armes, la plantation et la consommation de drogues, les boissons enivrantes, la vente de bois. Non à la destruction de la nature.»
On est loin de l’identification chauvine à un découpage hérité des aléas de l’histoire et du hasard de la naissance; et sans doute tout aussi loin de l’universalisme abstrait des « citoyens du
monde » qui, pour être de partout, doivent n’être de nulle part, non en termes géographiques mais en termes politiques. Car penser qu’il est indifférent de s’établir n’importe où ou même de ne jamais s’établir relève de l’angélisme ou de l’absence totale de sens politique. Et l’on peut désormais mieux comprendre les ravages du déracinement lors des exodes ruraux, que ce soit à l’époque de la première révolution industrielle ou à l’époque actuelle où ce phénomène atteint des proportions gigantesques. La prolétarisation n’est pas due dans ce cas au déplacement lui-même, ni au contraste entre vie rurale et vie urbaine ; elle est due, bien entendu, à la perte des
moyens de production, mais aussi à la destruction du tissu social qui unissait des familles se côtoyant depuis des générations et qui garantissait l’entraide ou le rassemblement des forces en cas de besoin.
Sur ce point aussi certaines luttes actuelles jettent un éclairage rétrospectif:
lors de l’insurrection d’Oaxaca au Mexique, les habitants des banlieues de la capitale, qui résultent d’un peuplement récent dû à l’exode rural, se sont extraordinairement entraidés et unis dans la lutte, précisément, disent certains observateurs, parce qu’ils avaient conservé dans leur déplacement les liens qui les unissaient dans leur village d’origine. Autrement dit, tout changement de territoire au sens géographique du terme, toute modification radicale du
cadre de vie, ne détruit pas nécessairement la culture symbolique d’origine, en particulier la manière de concevoir les relations entre individus et collectivités.
En revanche, dans cet exemple, la perte des moyens de production est bien réelle et rend effectivement difficile, si pas impossible, l’autonomie par rapport au système économique et politique global.
L’ancrage dans un territoire, par conséquent, au sens de la devise des Sans-Terre: «Occupar, resistir, producir», est une condition indispensable de l’autonomie, même si pour être libre et a
fortiori anarchiste ce territoire doit être défini par le projet qui y est développé et non par un héritage religieux, familial ou traditionnel.

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